Licencié de Philosophie à Besançon (France), titulaire d’un Master de Philosophie obtenu avec mention, je continue ma réflexion autour de l’univers de pensée de Georges Bataille. Après avoir abordé les thématiques de la communauté, puis la communication, c’est au tour de la radicalité de passer au crible. 

Georges Bataille

 

Georges Bataille –  10.09.1897 (Billom) † 09.07.1962 (Paris)
Ecrivain, Poète, Bibliothécaire, Romancier, Philosophe.

 

 

Des Œuvres Complètes qui ne sont pas complétées. Comme des fragments qui sont à reconstituer, Georges Bataille l’écrivain, mais Bataille le philosophe. Déchaînant les enchaînements du politiquement correct, recompilant le réalisme dans un pessimisme effroyable à travers des ouvrages au faisceau de thématiques très vaste : récits sulfureux, d’économie, ou plus introspectifs, c’est à chaque fois l’expression croisée d’une angoisse latente, ancrée dans l’auteur qui ne peut cacher sa culpabilité. Coupable de retranscrire des idées, des faits : il y aura un avant, et un après Georges Bataille.

Avant, après, pendant : la mutation des tendances

L’histoire de l’œil, judas d’une pensée émergente

Né en 1897, Georges Bataille fuit Reims, à l’âge de 17 ans. La guerre mondiale l’oblige, avec sa mère et son frère, à aller se réfugier en Auvergne. L’abandon de son père, aveugle et paralytique, et l’abandon de sa ville à cause d’une guerre sans précédent a créé une nouvelle atmosphère méconnue par tous :

« Le malheur m’accablait, l’ironie intérieure répondait : “tant d’horreur te prédestine”. »[1]

Personne n’avait la clé de compréhension de ce nouveau réel qui se dessinait, un réel de destruction, de tranchées, d’armements. A jamais, la jeunesse de Bataille était perdue. Elle avait versé dans un néant de certitudes. C’est toute une génération qui avance à tâtons, sans codes, et en établissant de nouveaux. Du terrain meuble de la jeunesse sacrifiée, Bataille avait déjà cultivé la tension et l’interrogation, en vivant avec un père malade, alimentant à la maison une ambiance morne, glacée, où le souci et la question rongent ses habitants, mais façonnera Bataille au vu de son jeune âge. Traum-atisme qui se retourna en traum, « rêve » modifiés et modifiant le réel, tout comme la guerre fera rêver et angoisser par le nouveau monde qu’elle modifie, qu’elle dessine, auquel tout le monde se prédestine.

C’est entre les deux guerres que Bataille édite son premier roman érotique, L’histoire de l’œil. C’est en 1928, sous couvert d’un nom d’emprunt que l’ouvrage parait : se cacher pour exister, et exister en se vendant sous le manteau, à la sauvette. Peu importe par quel moyen. Si L’histoire de l’œil était une personne, cela serait cet individu qui frappe à la porte et dont on n’attendait pas la visite. Mais on le fait entrer, surpris de le voir, attendant les motifs de sa venue sans que ceux-ci ne s’offrent à nous.

« J’ai été élevé seul, et, aussi loin que je me le rappelle, j’étais anxieux des choses sexuelles. »[2]

Georges-Bataille

Comme un pavé dans la mare, l’Histoire de l’œil débute sur cette phrase. Une note amère, où la sexualité est présente dès la première ligne. Une vive incision dans le sujet, sans détours ni hésitation : en une phrase, on ressent la pression qui viendra animer tout l’ouvrage, et toute l’œuvre : l’angoisse, le sexe, la solitude, le souvenir feront partie intégrante de cette histoire bien pensée. Sur le même ton que la phrase d’ouverture, Bataille conclut son Histoire en justifiant ses choix, et en revenant sur ses souvenirs d’enfance :

« Ces souvenirs, d’habitude, ne m’attardent pas. Ils ont, après de longues années, perdu le pouvoir de m’atteindre : le temps les a neutralisés. Ils ne purent retrouver la vie que déformés, méconnaissables, ayant, au cours de la déformation, revêtu un sens obscène. »[3]

A 31 ans, la guerre et la fuite de Reims sont déjà loin derrière l’auteur. Le souvenir de Bataille sur ses douces années comme les plus dures ne sont pas en mesure de l’affecter davantage, parce qu’il porte au plus près de lui ces cicatrices et qu’elles l’accompagnent à chaque instant, comme un défi projeté dans les pages de ses écrits, imprégnés de ses propres images. Conclusion de l’histoire d’un œil et mise en garde sur ce qui suivra : déformation et reformation, réalité obscène, obscure mais toutefois réelle. L’horreur des combats, des guerres, des suppliciés alimentent la plume de Bataille autour de ses ouvrages parus, ou amorcés. Dans la poussière des églises bombardées et des institutions cannibalisées, on ne sait plus qui croire. Entre croyance et athéisme, ici aussi la brèche se forme, et s’engouffrent l’érotisme, dans un abîme où le lecteur de Bataille se jette. Dans sa chute, il entraîne avec lui ses idées reçues, ses conceptions complexées et limitées de son réel pour les remodeler en les appliquant dans la pensée de Bataille : comme un objet qui attend de trouver l’obstacle qui l’arrêtera, ici tout se meut jusqu’à l’extrême même de la pensée.

Et maintenant ?

Dans notre travail associant la lecture balayant l’ensemble des 12 tomes composant les Œuvres Complètes chez Gallimard, on a cherché à faire remonter les éléments étayant ou déstabilisant notre approche. En garde-fous, ce sont les ouvrages contemporains à Bataille qui nous aident à descendre au fond de sa pensée. Évolutive, la bibliographie se pare de lecteurs de notre auteur ou de penseurs de l’époque. Nous avons avancé dans le temps pour consolider notre vision des limites bousculées, par le biais d’auteurs ou d’articles montrant comment l’expérience des limites modifient notre rapport au monde. Les parties qui se sont dessinées ont conduit à remettre en cause le fondement même de la limite, pour aboutir à un travail dense dans lequel les bornes elles-mêmes ont bougé : car comment parler de déplacement des codes sans bousculer ceux de la recherche universitaire ?  La thèse a été soutenue à Besançon, le 29 mars 2019.

[1] Georges Bataille, Le Petit, in Œuvres Complètes, III, Gallimard, 1971, p. 61.

[2] Georges Bataille, Histoire de l’œil, Gallimard (Ed.), coll. « L’imaginaire », Paris, 2012, p. 9.

[3] Ibidem, p. 103.